Le temps des pommes !
La cueillette des pommes était à peu près terminée fin septembre et durant ce mois, on en mangeait déjà
abondamment, accomodées de toutes les façons. On commençait par utiliser les "ramassins", c'est-
à-dire les pommes tombées naturellement, souvent un peu véreuses. On les achetait à très bas prix
chez les fermiers du voisinnage et disons qu'on y ajoutait parfois celles qu'on maraudait...
Oh ! que c'était mal ! Mais ils étaient si tentants, pour des gosses hardis ces fruits rougissants,
trop près du bord des routes. Plus tard, on faisait provision de "pommes cueillies" que l'on
conservait au grenier sur de grandes claies en bois. Dès que les fortes gelées étaient à craindre, on descendait
le tout à la cave. Il s'agissait surtout des variétés "Belle-Fleur", "Lance-Caillet" (Lancashire), "Court-pendu"
(les "cats-pindus"), Reinettes (les "grises" qui bien récoltées se conservaient longtemps !).Dès la Toussaint,
on ne trouvait plus de pommes à acheter. Les rares marchands de fruits et légumes n'en vendaient pas,
comme de nos jours, toute l'année !...
On faisait cuire aussi "à la platine" des pommes non pelées, surtout celles de la variété dite "Puns de Sucre".
Elles étaient introduites, bien serrées l'une contre l'autre dans le four du poêle-à-pot ou plus tard de la "cuisinière"
après les avoir piquées un peu avec la pointe d'une aiguille à tricoter, pour qu'elles n'éclatent pas. Elles se
boursouflaient légèrement dans la tourtière brune vernissée. On les dégustait froides, souvent comme dessert, après
le repas. Pour varier, maman préparait des pommes pelées, dont elle enlevait le "touron" ou "torsillon" (entendez par là
un cylindre de qui conprenait les pépins et leurs logettes parcheminées) avec un tube de fer blanc surmonté d'une poignée.
Elle les disposait alors dans un grand plat en terre cuite, allongé, en mettant dans chaque trou une bonne "noisette" de
beurre qu'elle enfonçait avec la pointe d'un petit couteau, puis ajoutait par dessus une cuillerée de miel ou à défaut
une bonne "grosse" pincée de sucre cristallisé ou de cassonade. L'ensemble était saupoudré, sans excès de cannelle et
disparaissait dans le four. Déjà dans les premiers temps de cuisson, un parfum grisant envahissait agréablement la "maison".
Dirai-je que nous nous pourléchions de ce dessert mangé tiède ou froid, lentement avec une petite cuiller. J'avais une
prédilection pour la gelée épaisse et caramélisée dans laquelle baignaient les pommes cuites.
La même recette était appliquée à des rondelles épaisses, ayant conservé leur pelure et disposées en plusieurs lits avec
les mêmes ingrédients que ci-dessus. Parfois même on les faisait mijoter plus longement dans un peu de vin rouge et on
les dégustait chaudes.
Je ne peux pas quitter le chapitre des pommes sans parler des "ribosses" ou "riboches". Le fruit pelé était enrobé de
bonne pâte "à tarte", bien "roulée" et les "ribosses" étaient enfournées souvent par trois ou quatre sur une tourtière.
Dès que la cuisson commençait, grand-mère les barbouillait rapidement d'un peu de blanc d'oeuf (avec une plume d'oie) pour
qu'elle soient plus dorées disait-elle. Un peu avant de les sortir de leur étuve, elle saupoudrait l'ensemble de sucre. Ce
dernier fondait, coulait, se caramélisait et le coup d'oeil rapide de la cuisinière l'empêchait de brûler. Que c'était
délicieux, exquis, succulent...
J'en arrive aux beignets aux pommes ! Ceux-ci étaient préparés soit pour le repas du soir, soit pour une veillée, car il
fallait les manger bien chauds et bien sucrés !
Une bonne heure avant, maman confectionnait la "pâte à frire" dans un grand saladier en faïence, décoré de papillons voletant
parmis les jasmins. Elle m'a transmis sa recette qui était celle de sa mère. La voici :
"Délayer trois cents grammes environ de farine avec un peu d'eau tiède. Ajouter deux oeufs entiers et une pincée de sel "en touillant"
avec une cuiller en bois. Verser ensuite un verre de bonne bière et travailler la masse vigoureusement en évitant la
formation de "maclottes" (grumeaux). Quand le tout est bien sirupeux, laisser reposer une heure, pas loin du feu.
Pendant que la pâte s'élabore, peler de grosses pommes de reinette (ou Belle-Fleur, Belles de Boskoop), enlever le "tortillon"
comme indiqué pour les pommes au four précédemment. Couper des tranches d'un gros centimètre d'épaisseur, les mettre dans un
plat et les saupoudrer de sucre en les aspergeant légèrement de bière. Laisser s'imprégner une heure !
Il ne reste plus qu'à se délecter, au-dessus d'une assiette "pour nin brichauder l'sucre" disait grand-mère !
(gaspiller !).
J'ai parlé, en évoquant la ducasse de septembre, de la "tarte aux pommes à gros bords". Après la rentrée des classes, quelquefois,
le dimanche, maman "pâtissait" quelques "chaussons aux pommes". Elle disposait de la "pâte brisée" assez ferme sur du "papie à bure"
(papier à beurre sulfurisé) en formant un cercle. Elle alignait alors sur une moitié du pâton étalé, des fines tranches de pommes en
ajoutant quelques raisins secs humidifiés et du sucre en poudre. Ensuite, elle repliait l'autre moitié suivant le diamètre
formant ainsi des "chaussons" dont elle fermait les bords en appuyant avec une petite cuiller, ce qui dessinait des festons. Le four
chaud attendait ! Disposés par deux sur une grande tourtière noire, puis barbouillés de blanc d'oeuf, les "chaussons" étaient enfermés
dans l'étuve.
Je dois évoquer aussi le "Tarteron" (ou "pagnion"). On n'en cuit plus guère de nos jours. C'est en somme une tourte ! Figurez-vous
une "tarte à gros bords" constituée de "pâte à pain" quelquefois enrichie de quelques oeufs et d'un peu de beurre, mais
fourrée de compote de pommes ou de poires ou encore de tranches de ces fruits avec cannelle et sucre. Au-dessus, une couche de
pâte emprisonne la garniture et un peu de blanc d'oeuf soigneusement étalé assurera un brillant alléchant.
Un quartier ou deux de ce gâteau donnaient souvent plus de "corps" à un repas léger.
Arrivons-en aux "figottes". Ah ! les figottes ! Elles symbolisaient pour moi le début de la période des longues soirées,
des "veillées" dont nous parlerons plus avant dans un prochain chapitre. Les années d'abondance surtout, voici comment on
préparait ces pommes séchées. Presque toute la famille participait à la besogne attablée autour de la lampe à pétrole.
Maman et gand-mère pelaient les fruits ; papa enlevait les "torsillons", opérant sur un morceau de planche de hêtre.
Les enfants après s'être bien lavé les mains, coupaient les pommes en quatre, ou en rondelles, sauf les petites que nous
laissions entières. Dès que les deux grands plats étaient pleins, maman étalait les morceaux de pommes sur des tourtières
disposées sur le pourtour du poêle, puis sur un banc ou des chaises près du feu. Le lendemain, toute la journée, les futures
"figottes" étaient remuées plusieurs fois et par séries, passaient quelques instants dans le four du poêle grand ouvert...