(Extraits de "En Avesnois... ...au fil des saisons" de Robert LECLERCQ

Lampes à pétrôle et chandelier


Le temps des veillées



             C'était aprés la Toussaint, que l'on commençait à "daller à l'soirée" ou comme disent d'autres personnes "à daller à l'veillée". Cette coutume, essentiellement villageoise, de se réunir le soir en famille, mais aussi entr'amis, remonte à la nuit des temps. Il ne faut pas croire qu'elle soit particulière à notre région du Nord, car, Frédéric Mistral l'a décrite, il y a plus d'un siècle pour la Provence. Peu de distractions s'offraient jadis aux campagnards dès que les travaux pénibles de la terre se ralentissaient puis cessaient avec la venue de la période hivernale. Les villageois éprouvaient le besoin de se grouper dans une franche et aimable simplicité pour parler, échanger des idées, passer quelques heures dans la bonne humeur et le bien-être.

             A l'origine, ces assemblées rurales, regroupaient beaucoup de monde et se déroulaient dans une grange aménagée et chauffée, pour tout un quartier, voire un hameau : "din l'grange !" comme dit notre patois. "Dins l'temps" disent nos ainés, on appelait ces veillées les "écriennes" 'que l'on écrit aussi "hécriennes" ou "escriegnes". La ressemblance entre cette expression et le mot "graigne" précité m'a parfois fait penser à leur analogie d'autant plus que dans l'Est français on nomme ces réunions des "escraignes" ! Jean Dauby, dans son livre du "Rouchi" -parler picard du Valenciennois- précise que l'origine latine d'écrenne est "scrinium" 'le coffret) qui donnera le mot écrin. La salle qui accueillait la nombreuse assistance dans une chaude ambiance offrait en effet une agréable protection !

Cinq lampes anciennes

             On se regroupait donc, "aprés le souper" tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. Ce fut d'abord à la lueur tremblotante et rougeâtre d'un "crachet" à huile puis plus tard autour d'une unique chandelle à la mêche garnie d'un grain de sel pour qu'elle se consume moins vite. Enfin, la grosse "lampe à pétrole" en verre, cuivre ou faience décorée, détrôna la bougie ! Grand-mère me parlait souvent de l'âtre de la cheminée, où contre la "taque" en fonte, crépitaient un fagot de charme ou de bouleau et des buches de hêtre ou de chêne. Dans ma jeunesse, c'était le "poêle à pot" qui chauffait en ronflant, régulièrement tisonné par l'aieul, (j'en ai parlé longuement par ailleurs).

             La commémoration de Saint-Eloi, Sainte Barbe, Sainte Catherine, Saint Nicolas était l'occasion de plus longues veillées, mais Noel et le Nouvel An en rehaussaient l'éclat et la durée...J'en reparlerai.

Vieux poste de T.S.F.              Un des premiers postes de T.S.F. Ces appareils diminuèrent rapidement la fréquence des veillées.

             Aujourd'hui, on ne va plus "à l'veillée !". La radio (que nous appelions la T.S.F. !) dès qu'elle se vulgarisa dans les familles commença à diminuer la fréquence des soirées hors de chez soi. L'apparition et le développement de la télévision ont détruit cette charmante coutume. Même entre parents et enfants la conversation, les échanges d'idées et de pensées, le soir, s'amenuisent et disparaissent. Que dire, des couples, muets, assis devant le petit écran qui les obnubile...

             Dans la période considérée pour cette relation, les veillées réunissaient le plus souvent deux ou trois familles ou parfois une seule et quelques voisins amis. En décembre, je développerai le thème de la soirée de Noel, mais voyons d'abord la trame de ces quelques heures passées en confraternité, au cours d'une "écrienne" !

             Le maître de céans accueillait les visiteurs vers dix neuf heures, aprés le souper. La lampe à pétrole, bien remplie et bien réglée pour qu'elle ne "file" pas, brillait au milieu de la grande table. Le poêle répendait une douce chaleur et la provision de bois était importante si le temps était glacial. La grosse bouilloire ou le coquemar chantonnait sur l'extrémité du dessus du foyer. La grande cafetière préparée à l'avance, attendait sur une petite désserte. Prés d'elle se serraient quelques assiettes garnies de noisettes, de faînes, de noix, mais aussi parfois de pommes cuites au four ou de "figottes". Souvent une autre table était réservée aux enfants.

             On se congratulait à l'arrivée avec davantage de grosses bises sonores pour la gent féminine et les plus jeunes. Une partie de cartes s'organisait : "mariage", "piquet", "manille coincée !" pour quatre ou six joueurs. Cette distraction était parfois remplacée par une partie de "nain jaune". La lampe était repoussée sur le côté de la table. On disposait au milieu un "essuie-main" propre, pour ne pas abîmer les cartes. Le jeu s'animait trés vite et devenait quelquefois tumultueux.. .Les "atouts" et "ratatout" étaient accompagnés d'exclamations.... et grand-mère, qui adorait ces affrontements joyeux, clamait souvent : "Ah ! voleur, crombin (tricheur), il a toudis tous les bonnes cartes !".

Cinq lampes anciennes

             J'essayais, tout jeune, de comprendre les mystères de ces "sept d'atout" qui faisaient perdre les possesseurs du roi ou de l'as.... Plus tard, j'ai d'abord joué au "Roi dépouillé", à la "Bataille" comme nous disions puis ayant assimilé les "règles" de la manille, j'étais heureux quand un joueur criait: "En voiture !" C'était là bien entendu, la tournée "sans atout"... Quelle gaîté pour tous au cours de ces parties passionnées !

             Prés du feu, tout en babillant, des femmes tricotaient, ravaudaient ou remettaient une large pièce à un fond de pantalon. Les enfants jouaient au "loto", rappelés à l'ordre s'ils criaient trop fort ou se querellaient.

             Au bout d'une heure environ, la maîtresse de maison versait petit à petit l'eau bouillante sur le filtre où le café gonflait en dégageant son parfum agréable. Dés que cette boisson était "passée", on arrêtait les jeux et on dégustait une "bonne tasse" en disant : "Ah ! il est bon, c'est du neuf passé !". Les assietées de friandises circulaient et les langues se déliaient. On commentait les nouvelles du village, les rumeurs et naturellement les "cancans". Quelquefois c'était la narration d'épisodes dramatiques ou épiques de la Grande Guerre ou bien l'évocation d'évènements marquants : le déroulement d'un enterrement, d'un mariage, d'un grand diner, du dernier incendie... des conditions de travail, d'histoires de chasse ou de braconnage, des poursuites mouvementées des "fraudeurs" par les douaniers (la frontière belge est si proche). Avant de se quitter on mangeait une pomme, ou une poire "Notre Dame" et on se donnait rendez-vous pour une prochaine réunion. En semaine, vers dix heures du soir on regagnait son domicile. Les veillées du samedi ou des jours fériés se terminaient toujours beaucoup plus tard. Comme j'adorais ces soirées rustiques où la plus franche et la plus aimable simplicité régnaient. J'aimais aussi les retours à pied, dans la nuit, sous un ciel souvent constellé d'étoiles. "Papa" me faisait trouver l'étoile polaire, la "Chaise Cassée" (Casiopé), le baudrier d'Orion et la Voix Lactée... Je me souviens qu'il me disait pour cette dernière : C'est le "Chemin de Saint Jacques... il va droit vers l'Espagne !". Nous allions beaucoup "à l'veille" durant l'hiver , même si le temps était trés froid et neigeux. Au mois de janvier, ces assemblées s'allongeaient exceptionnellement puisqu'on "reportait les voeux !". Au début de février la fréquence de ces déplacements et récréations nocturnes ralentissait. Un ancien dicton constate (nous l'avons vu en février !)


Lanterne              La lanterne à bougie qui accompagnait grand-mère sur le chemin des veillées (1924)

             "A l'Chandeleur, on met el lanterne au clau !" (on la range). Cette lanterne, c'était celle, garnie de verre sur trois faces, abritant une bougie. Sa lumière guidait un peu nos pas au retour, surtout si nous prenions des "raccourcis" par de petits sentiers traversant des pâtures. N'oublions pas que l'éclairage public des rues par l'électricité ne fut installé que vers 1930 seulement dans nos petits villages.

             La période des veillées se terminait en réalité début mars. L'allongement des jours permettait de travailler tardivement à l'extérieur : nettoyage et bêchage des jardins, entretien des clôtures et principalemnt des haies qui étaient taillées et "rétoupées" c'est à dire consolidées et regarnies d'épines blanches dont on "repliait" les rameaux en les croisant. Bref la venue prochaine du printemps redonnait vigueur à tous !              "Il n'y a plus d'soirées, disait grand-mère, on les a remisées d'sus l'place ed Sour (Solre-le-Château) jusqu'à l'hiver qui vient (prochain) !".


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