A l'origine, ces assemblées rurales, regroupaient beaucoup de monde et se déroulaient
dans une grange aménagée et chauffée, pour tout un quartier, voire un hameau :
"din l'grange !" comme dit notre patois. "Dins l'temps" disent nos ainés, on appelait ces
veillées les "écriennes" 'que l'on écrit aussi "hécriennes" ou "escriegnes". La ressemblance
entre cette expression et le mot "graigne" précité m'a parfois fait penser à leur analogie
d'autant plus que dans l'Est français on nomme ces réunions des "escraignes" ! Jean Dauby,
dans son livre du "Rouchi" -parler picard du Valenciennois- précise que l'origine latine
d'écrenne est "scrinium" 'le coffret) qui donnera le mot écrin. La salle qui accueillait la
nombreuse assistance dans une chaude ambiance offrait en effet une agréable
protection !
On se regroupait donc, "aprés le souper" tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre. Ce fut d'abord à la
lueur tremblotante et rougeâtre d'un "crachet" à huile puis plus tard autour d'une unique
chandelle à la mêche garnie d'un grain de sel pour qu'elle se consume moins vite. Enfin, la grosse
"lampe à pétrole" en verre, cuivre ou faience décorée, détrôna la bougie ! Grand-mère me parlait
souvent de l'âtre de la cheminée, où contre la "taque" en fonte, crépitaient un fagot de charme
ou de bouleau et des buches de hêtre ou de chêne. Dans ma jeunesse, c'était le "poêle à pot"
qui chauffait en ronflant, régulièrement tisonné par l'aieul,
(j'en ai parlé longuement par ailleurs).
La commémoration de Saint-Eloi, Sainte Barbe, Sainte Catherine, Saint Nicolas était
l'occasion de plus longues veillées, mais Noel et le Nouvel An en rehaussaient l'éclat et
la durée...J'en reparlerai.
Un des premiers postes de T.S.F. Ces appareils diminuèrent rapidement la fréquence
des veillées.
Aujourd'hui, on ne va plus "à l'veillée !". La radio (que nous appelions la T.S.F. !)
dès qu'elle se vulgarisa dans les familles commença à diminuer la fréquence des soirées
hors de chez soi. L'apparition et le développement de la télévision ont détruit cette
charmante coutume. Même entre parents et enfants la conversation, les échanges d'idées
et de pensées, le soir, s'amenuisent et disparaissent. Que dire, des couples, muets, assis
devant le petit écran qui les obnubile...
Dans la période considérée pour cette relation, les veillées réunissaient le plus souvent
deux ou trois familles ou parfois une seule et quelques voisins amis. En décembre, je
développerai le thème de la soirée de Noel, mais voyons d'abord la trame de ces
quelques heures passées en confraternité, au cours d'une "écrienne" !
Le maître de céans accueillait les visiteurs vers dix neuf heures, aprés le souper. La lampe à
pétrole, bien remplie et bien réglée pour qu'elle ne "file" pas, brillait au milieu de la grande
table. Le poêle répendait une douce chaleur et la provision de bois était importante si le
temps était glacial. La grosse bouilloire ou le coquemar chantonnait sur l'extrémité du
dessus du foyer. La grande cafetière préparée à l'avance, attendait sur une petite désserte.
Prés d'elle se serraient quelques assiettes garnies de noisettes, de faînes, de noix, mais
aussi parfois de pommes cuites au four ou de "figottes". Souvent une autre table était
réservée aux enfants.
On se congratulait à l'arrivée avec davantage de grosses bises sonores pour la gent féminine
et les plus jeunes. Une partie de cartes s'organisait : "mariage", "piquet", "manille coincée !"
pour quatre ou six joueurs. Cette distraction était parfois remplacée par une partie de "nain jaune".
La lampe était repoussée sur le côté de la table. On disposait au milieu un "essuie-main" propre,
pour ne pas abîmer les cartes. Le jeu s'animait trés vite et devenait quelquefois tumultueux.. .Les
"atouts" et "ratatout" étaient accompagnés d'exclamations.... et grand-mère, qui adorait ces
affrontements joyeux, clamait souvent : "Ah ! voleur, crombin (tricheur), il a toudis tous les
bonnes cartes !".
J'essayais, tout jeune, de comprendre les mystères de ces "sept d'atout" qui faisaient perdre
les possesseurs du roi ou de l'as.... Plus tard, j'ai d'abord joué au "Roi dépouillé", à la "Bataille"
comme nous disions puis ayant assimilé les "règles" de la manille, j'étais heureux quand un
joueur criait: "En voiture !" C'était là bien entendu, la tournée "sans atout"... Quelle gaîté pour
tous au cours de ces parties passionnées !
Prés du feu, tout en babillant, des femmes tricotaient, ravaudaient ou remettaient une large
pièce à un fond de pantalon. Les enfants jouaient au "loto", rappelés à l'ordre s'ils criaient trop
fort ou se querellaient.
Au bout d'une heure environ, la maîtresse de maison versait petit à petit l'eau bouillante
sur le filtre où le café gonflait en dégageant son parfum agréable. Dés que cette boisson était
"passée", on arrêtait les jeux et on dégustait une "bonne tasse" en disant : "Ah ! il est bon,
c'est du neuf passé !". Les assietées de friandises circulaient et les langues se déliaient. On
commentait les nouvelles du village, les rumeurs et naturellement les "cancans". Quelquefois
c'était la narration d'épisodes dramatiques ou épiques de la Grande Guerre ou bien l'évocation
d'évènements marquants : le déroulement d'un enterrement, d'un mariage, d'un grand diner,
du dernier incendie... des conditions de travail, d'histoires de chasse ou de braconnage, des
poursuites mouvementées des "fraudeurs" par les douaniers (la frontière belge est si proche).
Avant de se quitter on mangeait une pomme, ou une poire "Notre Dame" et on se donnait
rendez-vous pour une prochaine réunion. En semaine, vers dix heures du soir on regagnait
son domicile. Les veillées du samedi ou des jours fériés se terminaient toujours beaucoup plus
tard. Comme j'adorais ces soirées rustiques où la plus franche et la plus aimable simplicité
régnaient. J'aimais aussi les retours à pied, dans la nuit, sous un ciel souvent constellé
d'étoiles. "Papa" me faisait trouver l'étoile polaire, la "Chaise Cassée" (Casiopé), le baudrier
d'Orion et la Voix Lactée... Je me souviens qu'il me disait pour cette dernière : C'est le "Chemin
de Saint Jacques... il va droit vers l'Espagne !". Nous allions beaucoup "à l'veille" durant l'hiver
, même si le temps était trés froid et neigeux. Au mois de janvier, ces assemblées s'allongeaient
exceptionnellement puisqu'on "reportait les voeux !". Au début de février la fréquence de ces
déplacements et récréations nocturnes ralentissait. Un ancien dicton constate (nous l'avons vu
en février !)
La lanterne à bougie qui accompagnait grand-mère sur le chemin des veillées
(1924)
"A l'Chandeleur, on met el lanterne au clau !" (on la range). Cette lanterne, c'était celle,
garnie de verre sur trois faces, abritant une bougie. Sa lumière guidait un peu nos pas au
retour, surtout si nous prenions des "raccourcis" par de petits sentiers traversant des pâtures.
N'oublions pas que l'éclairage public des rues par l'électricité ne fut installé que vers 1930
seulement dans nos petits villages.
La période des veillées se terminait en réalité début mars. L'allongement des jours permettait de travailler tardivement à l'extérieur : nettoyage et bêchage des jardins, entretien des clôtures et principalemnt des haies qui étaient taillées et "rétoupées" c'est à dire consolidées et regarnies d'épines blanches dont on "repliait" les rameaux en les croisant. Bref la venue prochaine du printemps redonnait vigueur à tous ! "Il n'y a plus d'soirées, disait grand-mère, on les a remisées d'sus l'place ed Sour (Solre-le-Château) jusqu'à l'hiver qui vient (prochain) !".