Mais les plus âgés aussi attendaient cette "fête hivernale" ! De très nombreux ouvriers et ouvrières, jeunes et adultes, des usines de boisellerie fleurisiennes, des verreries sarséennes et fourmisiennes, des filatures sainsoises, des marbreries de Cousolre et Bellignies, les métallurgistes du Bassin de la Sambre etc...préparaient leurs atours de déguisement et organisaient des groupes de "mascarades" qui prodigeraient animation et gaieté dans les villages, les bourgs et les villes de notre Avesnois.
Le Carnaval "din l'temps !" durait bien plus de trois jours m'ont précisé grand-mère et tous ceux
de sa génération ! En effet ce terme désigne la période comprise entre l"Epiphanie (6 janvier) et le Mercredi des Cendres ! C'est un temps de divertissements, dit le Littré qui précéde celui de la "Quadragésime" ou si vous préférez les quarante jours "d'Abstinence" qui s'écoulent entre le Mardi-Gras et Pâques dans la religion catholique et que l'on appelle CAREME !
Si nous remontons "dans la nuit des temps" nous découvrons, bien avant le Christianisme,
des manifestations de liesse populaire païenne qui se déroulaient entre le Soltice d'Hiver
(21 décembre) et l'Equinoxe de Printemps (21 mars) . La froide saison, le gel, la neige,
les jours courts, l'impossibilité des travaux agricoles de plein air (si importants en ce temps là) ont favorisé chez les peuples nordiques surtout, le désir de se regrouper, de vivre intensément en communauté, en attendant que la "LUMIERE", prisonnière, croyait-on, de quelque force diabolique, revienne !! Il fallait peut-être chasser les esprits malfaisants qui génaient la "résurrection" de la nature à l'aube du printemps ! Le masque, donnait aux humains une puissance surnaturelle temporaire, une force spéciale, irréelle et mystérieuse par l'anonymat, intensifiée par les rires, les danses, les cris, la bonne ext, les beuveries, la licence sexuelle même ! Réfléchisons !! A quoi servent les masques, les totems des peuples d'Afrique et leurs danses rituelles ?
On dénommait d'ailleurs jadis le Mardi-Gras, le jour de "Carême prenant", après lequel venait le temps des pénitences. Cependant il faut préciser que ce jour est une "fête mobile" puisque sa situation dans le calendrier dépend de la fixation dans l'année, du jour de Pâques qui peut se fêter en Mars ou en Avril ! De ce fait notre "Carême prenant" trouve sa place entre début février et la première quinzaine de mars ! Nous pouvons donc avoir un Carnaval durant de vingt sept jours à plus de deux mois ! Nous verrons, dans l'évocation des mois suivants, comment l'Eglise Catholique procéde pour fixer le jour de "Pâques" !
Cependant, au cours des derniers siecles, le Carnaval se déroulait surtout durant les trois
jours précédant le Mercredi des Cendres ! C'était alors une exubérance intense, un déchainement
total, surtout le mardi, qui devait forcément être "gras" puisque le lendemain commençait la
restriction sévère ! La liesse des foules éclatait au milieu des travestissements grotesques ou
magnifiques que revêtaient les gens masqués. Ces masques furent d'abord faits de tissus bariolés,
puis de carton pâte figurant des faciés ridicules, grotesques ou très agréables, caricaturant même
des personnages connus, des têtes d'animaux. Ces mascarades publiques prirent bientôt l'allure de
cortèges, renforcés par des chars symboliques décorés, mais aussi de joyeuses bandes espiégles où
se mêlaient toutes les classes sociales, donnant libre cours à une licence souvant débordante avec
de tumultueuses beuveries. Les bals parés, costumés et masqués étaient très en faveur aussi bien à
la campagne qu'à la ville et duraient toute la nuit...
Que reste-t-il de toutes ces traditions encore si vivantes il y a seulement un demi-siecle ??
Le Carnaval de Nice, celui de Binche en Belgique, de Rio de Janeiro (si fantastique) celui de
Dunkerque encore très animé, la fête de Saint-Pensard à Trélon, le "bouzouc" à Berlaimont,
les sorties de Wédric le Barbu (à Avesnes), la cavalcade Jean Mabuse à Maubeuge...sont des
épisodes burlesques avec danses et musiques, défilés et ballets...derniers échos des grandes
joies du Carnaval d'Antan !
Ce que je vais conter, se pratiquait dans mon petit village de FELLERIES, près d'Avesnes-sur -helpe, après la guerre de 1914-1918, mais les mêmes scènes se déroulaient, avec des variantes locales dans toutes les agglomérations de notre région
Un mois avant le dimanche "de Carnaval", les vitrines des commerçants et même de nombreux "estaminets" se garnissaient de masques variés : tête de sorcière au rictus effrayant, au nez démusurément busqué, à l'oeil inquiétant ; visage de négre ou de peau-rouge ; figure enfarinée de Pierrot ; tête d'âne, de mouton, d'ours, mais aussi séries de tourets multicolores et de masques à bavettes en tissus pailletés, de faux-nez moustachus. Tout cela était entouré de mirlitons en carton, empanachés de rubans de papier colorés, de castagnettes, de tambourins, de crécelles (les "équalettes" !) et d'objets divers de cotillon.
A l'école, des groupes de gamins se formaient pour organiser une partie masquée, en grand secret.
Dans les usines, avant que la sirène n'appelle au travail, des rassemblements d'ouvriers combinaient
des apprêts d'un défilé humoristique. Le soir, on programmait les détails, on fabriquait les
accessoires utiles... et tout cela dans la joie et la bonne humeur. Une certaine année, une équipe
dynamique avait construit un éléphant en s'abritant dans une remise spacieuse. On mania
habilement le bois, les clous, la colle, la toile de jute et "l'oeuvre" pris une forme convenable...Hélas !
le samedi, on s'apperçut que la bête imposante ne pouvait... passer par la porte du local ! Imaginez
la déconvenue. Eh bien ! Après avoir scié, découpé, décousu, recousu, le groupe fit défiler son
"pachyderme" roulant dans le village le dimanche ! On avait eu chaud !!
Approchons-nous d'un groupe ! Voici d'abord un grand ours au museau allongé, rendu d'allure plus
féroce par de grosses canines débordantes. Il est tenu en laisse par une chaine fixée à un licol garni
de grelots. Son "dompteur" masqué manipule un grand fouet ("eune écorie") et deux accompagnateurs
burlesques jouent des airs connus en soufflant dans de gros mirlitons. "L'animal" se dandine et à la
demande danse, s'agite en battant l'air de ses pattes garnies d'ongles de bois taillé... Il feint de se
précipiter vers les spectateurs nombreux qui applaudissent et crient. Vient ensuite une vieille voiture
d'enfant, juchée sur de grandes roues de fer, tirée et poussée à la fois par des "masques" joyeux
affublés de vieux rideaux enveloppants et coiffés de larges chapeaux de paille garnis de fruits
factices et de fleurs. Dans l'équipage, un énorme poupon s'agite et gémit. Une grosse nourrice à
poitrine ample et débordante hurle :"dour min p'tit quinquin..." et lui présente un énorme biberon
de carton.Derrière vient un homme en très longue chemise de nuit, coiffé d'un bonnet écarlate à
pompon démesuré, tenant un bougeoir de grande taille. Il chemine pieds nus dans de gros sabots
garnis de paille. De temps en temps il s'arrête, s'assied sur une "chaise à traire" et extirpe d'entre
ses orteils de larges pincées de "marc de café" qu'il projette sur les badauds attroupés qui vocifèrent
; "Ah ! qu'il est sale..." ! Une autre bande suit, faisant des rondes endiablées et criardes autour d'un
accordéoniste juché sur une charrette à bras vacillante. Brisant leur farandole et déguisant leur voix,
les "dominos" invitent femmes et jeunes filles pour danser, les cris et les rires fusent ! D'autres
groupes arrivent, on se congratule bruyamment, on chahute, on se poursuit. Tout est drolleries,
farces extravagantes, espiégleries diverses !
"-Ah ! tu n'm'as nin co r'connu ??? Mi, j'connais bin t'feille" ! ou bien
"-Vot'gamin, fume-t-il toudis du toubac ed fraude éyé met-il cor des lacerons pou les lapins" ?
Bien d'autres thèmes étaient imaginés et réalisés : cortéges politiques, danses macabres où tous les
participants étaient simplement déguisés avec un drap de lit et portaient un masque "tête de mort",
partie de crosse cocasse dont nous reparlerons à propos de ce jeu hivernal. Bref ! du rire, de la joie
intense, du défoulement, de la détente saine et spontanée.
Le lundi et le mardi, la fête continuait, surtout l'après-midi avec principalement la participation des
plus jeunes. Durant ces trois jours, l'explosion de joie populaire se manifestait par l'organisation
de bals parés et masqués délirants. Pour attirer la population, ces sauteries très prisées étaient
agrémentées de concours. Le dimanche soir, un jury attribuait des prix aux couples les plus gracieux.
Le lundi était consacré à la désignation du plus original. Le mardi, on choisissait les plus beaux et
les plus laids. Pour obtenir son gain, il fallait se démasquer à la pause. Les spectateurs, très
nombreux, essayaient de reconnaitre les participants auparavant. La surprise était parfois grande
étant donné que certains amis sortaient discrètement et échangeaient leurs vêtements. Des
commentaires amusants éclataient :
"-J'te dis, qué c'ti là, c'est nin eun'feume, puisque j'ai sinti ses bertelles in dansant" ! (ce n'est pas
une
femme puisque j'ai senti ses bretelles) ou bien
"-C'ti là, habillé in feume, c'est un homme, ravisse comme y clinche ses pieds avec ses solers à hauts
talons" ! (regarde comme il tord ses pieds).
Certains donnaient libre cours à une licence parfois débordante et jusqu'à l'aube, c'etait une
succession d'éclats de joie collectifs !
Le mercredi des Cendres, tout rentrait dans l'ordre. On commentait longuement les détails cocasses. Les langues allaient bon train. On riait en racontant les aventures pittoresques des uns et des autres. Croyez-moi, on ne faisait pas "une figure de carême" !
Plus tard, le jeudi de la Mi-Carême, on se masquait de nouveau et la féérie renaissait pour un soir ! De nos jours, le Mardi-Gras passe, dans la foulée de nos trop rapides occupations : "Vite, vite... toujours plus vite ! Prendrait-on encore le temps de préparer, trois semaines à l'avance par groupes d'amis quelques heures de défoulement joyeux ? On essaie malgré tout de ci, de là, de faire revivre ces traditions. Puissent-elles retrouver la liesse d'antan !